Nina Ferrer-Gleize
Interview
23 mars–11 juin 2023

Dans le cadre de l’exposition L’agriculture comme écriture” présentée au Centre d’art GwinZegal

La ferme de Mirabel est dans la famille depuis 1920. Jean-Louis Gleize l’a reprise en 1993, il avait 23 ans, Nina, sa nièce, 3 ans. Avant eux, la ferme s’est transmise de génération en génération, de grandes fratries se sont succédé pour exploiter ces 22 hectares de terre en Ardèche. Jean-Louis et Nina sont les deux seuls à travailler encore sur ces terres. Les autres ont quitté progressivement la campagne pour les villes alentour et une vie différente. Elle est photographe et chercheuse, il est éleveur laitier. Il y a aussi 90 vaches qui produisent 2,5 tonnes de lait par mois, vendu à une multinationale pour en faire des yaourts. C’est une exploitation qui n’est ni très grande, ni très petite. Il y a aussi des champs, des bois, des chemins, des arbres fruitiers, un cimetière familial, un petit lac, un bâtiment d’habitation… une liste qui nous laisse augurer que la ferme est bien davantage qu’un anonyme équipement industriel.

C’est en 2016 que Nina Ferrer-Gleize débute son travail de recherche, qu’elle poursuivra pendant quatre années, et autant d’étés passés à la ferme. Plusieurs éléments en sont à l’origine : la présence énigmatique dans la chambre à coucher d’une reproduction du tableau Des glaneuses de Millet, mais aussi, dans un saut temporel, sur le bureau de son oncle, traîne le contrat qui le lie à une grande multinationale et qu’il se refuse pour l’instant à signer. Acte d’inertie et geste silencieux de résistance. Enjambant le XXe siècle, la recherche de Nina Ferrer-Gleize va se concentrer simultanément sur les représentations du monde paysan au XIXe siècle à travers la photographie, la peinture et la littérature, et sur le quotidien d’une ferme moderne, qui s’écrit discrètement, parfois malgré elle.

De l’intimité des deux protagonistes, nous n’apprendrons que peu de choses, nous n’apercevrons pas l’intérieur des lieux de vie, la photographe ne cédera pas non plus aux poncifs du pathos photographique, du portrait psychologique ou de la nostalgie rurale. Si Jean-Louis et Nina sont présents sur certaines images, ce n’est jamais d’un point de vue personnel : ils sont comme des acteurs du travail qu’ils poursuivent et d’une histoire sociale et familiale qu’ils prolongent.

Son oncle devient, sinon l’auteur, le complice de ce travail artistique, comme quand elle l’équipe d’un GPS qui retranscrit chaque jour les déplacements de son corps.
Ses mouvements inscrivent alors sa présence dans le territoire et viennent dessiner par une autre métaphore de la photographie et de l’enregistrement mécanique, tels des hiéroglyphes, matière énigmatique de l’écriture, la ligne du chemin parcouru.
S’il tarde pour de multiples raisons à signer ce contrat avec le géant industriel coté en bourse, il écrit et signe au quotidien, par sa présence, ses mouvements, ses gestes, d’autres pactes avec son territoire, avec ses animaux, avec la terre…

Dans une autre série, une vieille bâche agricole vient servir de fond photographique de fortune. Devant elle défilera l’inventaire des outils anciens et actuels de la ferme : outils à manche, outils mécaniques, machines, humains aussi, lorsque l’artiste photographie son oncle de dos, semblant porter sur le corps les stigmates du travail et sur les épaules le poids des milliers d’objets, pierres, outils, seaux, qu’il faut sans arrêt, dans un éternel recommencement, soulever à bras-le-corps, charger ou déplacer.

L’exposition s’élabore dans un ensemble de connivences formelles, conceptuelles ou historiques, comme avec Félix Arnaudin, ethnologue avant l’heure, folkloriste et linguiste de la fin du XIXe. Il eut très tôt l’intuition d’être, au cœur de la lande gasconne, le témoin privilégié d’une civilisation traditionnelle en voie de disparition. Fasciné par les gestes de travail, mais aussi conscient de l’importance du rapport à l’oralité, à la langue et à l’imaginaire propre au milieu paysan, il en fixera les traces, en autochtone, en réalisant plusieurs milliers de photographies, dont certaines viennent ponctuer l’exposition et résonnent aujourd’hui avec les images de cette ferme contemporaine.

L’œuvre photographique de Nina Ferrer-Gleize se déploie ainsi en rhizome au cœur de ces objets hétérogènes, familiers, théoriques ou réels, qu’elle fait se rapprocher et converser, dans les liens fragiles qui les sous-tendent et le dialogue qu’elle noue − à l’instar de celui qu’elle entretient avec son oncle, rejouant ainsi les mécanismes du passage de relais familial et d’une transmission séculaire.

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