C’est la figure de la lutte qui traverse une grande partie de l’œuvre de Bruno Serralongue − du Chiapas en compagnie du sous-commandant Marcos à la jungle de Calais, en passant par Florange, la place du Châtelet et ses sans-papiers, Cuba et Notre-Dame-des-Landes. Autant de lieux et de noms qui viennent réanimer les représentations de notre inconscient collectif et de la mémoire − façonnée par les médias − de notre histoire contemporaine. Si Bruno Serralongue puise ses sujets dans la presse, sa pratique se situe en rupture profonde avec celle des médias de masse. Il agit sans aucune accréditation, se rend seul et par ses propres moyens sur ces lieux devenus emblématiques. Il se détache de l’image spectaculaire véhiculée par les médias et nous propose une vision alternative des faits. À l’urgence de l’actualité, des news, du scoop, il répond par la lenteur d’un travail mené sur le long terme, qui lui permet d’appréhender la complexité des situations et d’ouvrir des espaces de réflexion. Si le reporter propose une image en gros plan et croit toucher la vérité en s’approchant toujours plus, Bruno Serralongue se pose volontairement hors de l’action et des moments dits « décisifs », en réalisant le pas de côté qui nous installe parfois dans la perspective subjective du spectateur « mal placé » d’un événement. Le plus souvent, il réalise peu d’images, ne se cache pas ; ou, s’il se cache, c’est derrière une imposante chambre grand format dressée aux yeux de tous. Dans la plupart de ses sujets se dessinent un enjeu politique, une tension sociale, au premier plan d’un monde capitaliste scénarisé par les médias. Son travail à Notre-Dame-des-Landes ne déroge pas à ces règles. Le projet, aujourd’hui abandonné, d’implantation d’un aéroport international sur des terres agricoles a cristallisé pendant des années l’attention des médias autour d’une lutte binaire opposant des zadistes et altermondialistes venus de tous les pays aux forces de l’ordre et aux pouvoirs publics. Nous en avons eu l’image d’une guérilla, alors que ce qui se trame en réalité derrière cette opposition, à l’image du conflit passé du Larzac, est, au-delà de la question de la construction de l’aéroport, l’expression bien plus large d’une envie d’alternatives et d’expérimentation de nouveaux modes de vie en communautés, où l’entraide et le collectif prendraient le pas sur l’individualisme et la propriété privée. En suivant, dimanche après dimanche, les naturalistes en lutte, l’artiste a franchi, malgré lui peut-être, la ligne du simple observateur, en mettant librement ses images à disposition de ce travail collectif de résistance. Les dizaines d’espèces rares de la faune et de la flore découvertes et inventoriées dans le bocage de Notre-Dame-des-Landes ont permis d’organiser une résistance pacifiste, armée de carnets à dessin et de loupes ; sans barricades, sans visages masqués et sans projectiles, les botanistes ont nourri les dossiers juridiques déposés par les associations de protection de la nature auprès des tribunaux. Cette lutte collective passée sous silence semble nous envoyer comme un message d’optimisme et de poésie, celui de croire en un monde où de minuscules organismes − la Gentiane pneumonanthe, le Campagnol amphibie, la Jonquille des bois, le Triton marbré… − auraient la capacité de ralentir, sinon de stopper, la construction pharaonique d’un aéroport international.