J’étais comme eux. Par ces quatre mots, Tom Wood nous dit beaucoup de ce qui le lie à ceux et celles qu’il a photographiés dans les rues de Liverpool depuis les années 70, et ce pendant plus de trente ans. Formé à la peinture, il se sert d’abord de la photographie pour reproduire ses toiles, puis très vite comme gagne-pain au service d’un photographe de mariage. Du déclic qui lui fait remiser les pinceaux et comprendre que la photographie sera désormais son unique médium, nous n’en saurons pas beaucoup plus. Dans les rues de Liverpool souffle depuis quelque temps déjà le vent funeste du changement. Margaret Thatcher finit de livrer le pays aux griffes du libéralisme, les fermetures d’usines se multiplient, la classe ouvrière pâtit des conséquences brutales. Liverpool, autrefois l’un des plus grands ports du monde, perd des habitants et des emplois. Mais ce n’est pas cette fatalité ou les traumatismes d’une guerre des classes que le photographe choisit d’illustrer, et si ses images en dessinent en filigrane le témoignage, il redit à qui veut qu’il refuse l’étiquette de photographe documentaire. « Le mec à l’appareil photo » − Photie Man −, c’est le surnom que lui donneront les adolescents qui comme lui traînent dans les rues. Ce nom valide son appartenance à la communauté, et le définit par la seule petite chose qui le distingue − l’appareil photo qu’il arbore en permanence. À part ça, il est comme eux : son père a passé sa vie comme ouvrier dans l’industrie automobile, sa mère aurait pu être une de ces femmes qu’il photographie au marché le vendredi. C’est sans doute pour cela que son regard est si plein d’empathie, libéré du babil caustique et méprisant du jugement moral, de l’ironie ou du cynisme. Libéré aussi de la fausse distance de ceux qui photographient pour observer ou pour exprimer un point de vue, mais qui n’en sont pas et n’en seront jamais. Lui ne donne pas son avis, mais embrasse comme elle vient cette foule et se nourrit de sa redoutable énergie, Liverpool est une cité rebelle, la plus à gauche d’Angleterre, elle clame son indifférence à la monarchie et vote massivement contre le Brexit. C’est ici qu’ont grandi les Beatles et de là qu’est partie la Merseybeat, déferlante rock qui mit la ville, puis l’Angleterre, puis le monde, sens dessus dessous.
Plusieurs séries photographiques s’entrelacent dans une cohérence rare qui pourrait nous faire croire que trente ans durant, Tom Wood aurait été guidé par une intuition primitive, un plan, et qu’aujourd’hui toutes les pièces de cette gigantesque fresque urbaine s’assemblent dans le jeu d’une parfaite mécanique.
Dans sa première grande série, Looking for Love, Tom Wood nous embarque dans le night-club Chelsea Reach, qu’il fréquente assidûment pendant plusieurs années. Liverpool s’abandonne à la folie du samedi soir. Gaie, brutale, drôle et sauvage. C’est le moment d’oublier la débrouille et les petits boulots, et de reprendre possession de son corps assujetti au travail. Dans l’obscurité de la piste de danse, les femmes scintillent, exhibant cheveux luxuriants coiffés à la dernière mode, boucles d’oreilles, maquillage et rouge à lèvres ravageurs. Vêtus de jeans et de chemises ordinaires, les hommes lorgnent les filles et s’abreuvent pour se donner le courage de s’aventurer dans les rituels de séduction de la danse disco. Il nous suffit de fermer les yeux un instant pour sentir l’air moite, la moquette qui colle aux chaussures, l’odeur de cigarette et la piste de danse glissante.
S’il passe aisément du noir et blanc à la couleur, sous ses airs innocents Tom Wood est aussi un pionnier de la photographie couleur. Il a passé plusieurs années à photographier le chantier naval de Cammell Laird. Les ouvriers luttent contre la fermeture annoncée, en vain. Nombre d’entre eux y travaillent depuis des dizaines d’années et leurs pères avant eux ; ils sont promis à de longues périodes de chômage et de galère. Tom Wood en dresse une galerie de portraits remplis d’humanité, qui confine davantage à la générosité de l’album de famille qu’au reportage. Dans l’antre des navires, on travaille le métal, il photographie à la lumière crépusculaire des étincelles de soudure et d’une lampe-tempête.
Dans la rue, il photographie les familles, les fratries, les groupes d’amis, les amoureux. Qu’ils se baladent, qu’ils aillent au travail ou au match, dans cette ville où le foot est élevé au rang de culte laïc, ce sont les visages − les gens − qui l’intéressent, les événements ou les anecdotes, il s’en éloigne. Le stade, il n’y entre jamais, et pourtant tous les samedis soirs il rôde autour avec son appareil.
Dans son regard, on peut lire la tendresse de celui qui contemple avec émotion l’éventail de toutes les vies possibles qu’il aurait pu vivre. Et il marche. Life goes on day after day 1.. Sa force : la persistance et un œil aiguisé par des milliers d’heures passées à regarder. Jour après jour, il a écrit une œuvre immense.
Gerry and the Pacemakers
Exposition coproduite avec le Centre photographique de Mougins.
Visite littéraire proposée par Catherine Phet — 45min
Samedis 23 septembre et 14 octobre de 14 h à 15 h
À l’écoute de l’épopée du quotidien que nous montre Tom Wood — ‘des ‘instants de vies ! Tels quels ! soit le Livre d’Heures de Liverpool’ (François Cheval), le temps de la visite sera ponctué de titres de The Clash et de textes de David Peace, romancier anglais; Fernando Pessoa, poète portugais; Falk Richter, dramaturge allemand; etc.
Des docks de Lisbonne au stade de Wembley à Londres où se joue la finale de la Coupe d’Europe en 1978, de Liverpool à Francfort où des jeunes militants campent en 2012 devant les tours de la Banque centrale européenne, Catherine Phet, nous transporte dans un voyage à travers l’Angleterre des années 80.