Existe-t-il une façon “british” de photographier, comme il existe une façon anglaise de jouer au football ? s’interroge Michel Guerrin dans Le Monde, en 1996. Indéniablement, il semble se dessiner une tradition britannique de la photographie documentaire, née dans les années trente avec Bill Brandt, puis poursuivie dans les années soixante-dix et quatre-vingts par Chris Killip, Tom Wood, Paul Graham, tradition perpétuée aujourd’hui par une nouvelle génération de photographes comme Mark Neville, dont le travail se situe à l’intersection de l’anthropologie, du documentaire et de l’art. Nominé au prix Pulitzer, il dresse le portrait de Port Glasgow, petite ville d’Écosse touchée de plein fouet par le déclin de l’industrie britannique. Tom Wood nous présente une série inédite, The Pier Head , réalisée au coeur de Liverpool au cours de ses nombreuses traversées de la Mersey River. Cette exposition est complétée par la présentation du film Skinningrove de Michael Almereyda, consacré à Chris Killip, figure tutélaire du documentaire social.
The Pier Head fait l’objet d’une publication aux éditions GwinZegal, en coproduction avec le Pôle image Haute-Normandie et la Walker Art Gallery à Liverpool.
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Tom Wood, The Pier Head
Même si son œuvre semble s’inscrire naturellement dans la longue lignée des Chris Killip, Martin Parr ou Paul Graham, Tom Wood, peintre de formation, refuse catégoriquement l’étiquette de photographe documentaire. Depuis 1975, il photographie de manière obsessionnelle tout ce qui vit autour de lui : les rues de Birkenhead, où il habite, en banlieue de Liverpool, les passagers du bus qu’il emprunte quotidiennement d’abord, pour aller travailler, puis de manière compulsive pendant des années, comme pour répondre à sa soif de regarder le monde en photographie. Les adolescents du quartier ont repéré sa grande silhouette et son appareil photo, il est à peine plus âgé qu’eux et flâne dans les mêmes endroits : en signe de confiance, ils lui donneront le surnom de Photie man (« l’homme à la caméra »)… Plusieurs séries photographiques se développent parallèlement : la nuit, il photographie dans la boîte de nuit populaire de Chelsea Reach et regroupe les images dans ce qui sera son premier livre Looking for Love ; pendant la journée, il photographie les rues de Liverpool, les voyages en bus, le marché du samedi matin, le quartier du stade les jours de match… Autant de projets photographiques faits d’observation méticuleuse, d’obstination, d’accumulation, qui dressent en creux le portrait d’une ville soumise à une réalité complexe.
Situé à l’embouchure de la rivière Mersey dans la mer d’Irlande, le port de Liverpool fut pendant deux siècles la plaque tournante de l’Empire britannique. La rivière Mersey sépare la ville en deux, avec d’un côté un panorama urbain et industriel important, et de l’autre une zone résidentielle dynamique avec une promenade, des pubs, et, un peu plus loin, les plages populaires de New Brighton, que Martin Parr immortalisera en 1985 dans l’ouvrage The Last Resort. The Pier Head est conjointement le terminus des bus et l’embarcadère du ferry qui traverse en quelques minutes l’embouchure du euve dansun va-et-vient constant. C’est autour de ce pôle de circulation et d’échanges que la ville s’est développée — même la musique : le Merseybeat, phénomène musical typique de Liverpool auquel les Beatles s’assimilèrent à leurs débuts, puiserait son énergie des docks.
Tom Wood emprunte le ferry tous les jours, non pas comme un voyageur paisible, mais comme un chercheur discret, un observateur sensible qui jette un regard tendre et sincère sur le quotidien qui se joue devant lui. Il ne travaille pas pour la presse, ne réalise pas de commandes. Il n’est pas de passage, il vit ici et cela se sent. Il n’est pas intéressé par l’étrangeté ou l’exotisme de ses modèles , ne cherche pas à en révéler un caractère particulier ou spectaculaire qui serait visible de prime abord, comme pourrait le faire un Martin Parr au même moment, à quelques kilomètres de là. à aucun moment ses sujets ne deviennent grotesques ou caricaturaux. Il vit ici, parmi eux, avec eux, et photographie de manière très instinctive, comme pour être en phase avec le monde.
Ses images sont d’une grande liberté formelle, s’affranchissent des codes conventionnels de la photographie, de la composition, de la couleur, du cadrage… Pas d’exercices de style ou d’arti ces, peu d’anecdotes : des portraits, des foules, des corps, saisis dans une relation forte et consentie entre le photographe et le modèle.
À quoi peuvent bien penser ces personnages en transit ? Tantôt sereins ou songeurs, ils sont plongés dans une réalité individuelle qui résiste à la photographie.
Même le caractère documentaire d’une classe ouvrière pourtant malmenée n’apparaît qu’à la seconde lecture des images : « Je n’essaie pas de documenter ou de prouver quoi que ce soit. Je suis intéressé par comment marche la vie et comment marche la photographie. Je suis un chercheur avec un appareil photo, à la recherche de ce que je connais et de ce qui m’échappe…
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En 2004, Mark Neville débute une résidence d’artiste dans la petite ville de Port Glasgow, en Écosse — ville qui fut, il y a cinquante ans encore, un des chantiers navals les plus importants d’Angleterre et qui souffre aujourd’hui d’une économie en déclin et de la fermeture de ces chantiers.
Pendant une année, le photographe va tenter de faire corps avec la communauté de Port Glasgow.
À aucun moment, il n’essaie de dissimuler sa présence de photographe ; bien au contraire, il va jusqu’à utiliser des dispositifs de prise de vue et de lumière sophistiqués, et semble vouloir prendre le parti de se faire oublier par son omniprésence. Les images qu’il produit vont du portrait de groupe à l’observation de situations et de paysages presque anodins, et jusqu’à l’élaboration de mises en scènes très théâtrales. En 70 images, il revisite avec une grande liberté la photographie documentaire, en empruntant simultanément les codes de la photographie de mode, de presse et du documentaire social. Il va jusqu’à provoquer des anachronismes volontaires en intégrant dans les images des éléments de ction qu’il rapporte lui-même, comme ces chapeaux de laine colorés, fruits de l’intervention d’un designer de mode, évoquant dans une temporalité différente des images colorisées des années trente. Ces éléments de fiction sont là comme pour remettre en cause le statut de cette expérimentation documentaire et nous rappeler que la photographie n’est qu’une proposition et qu’il n’existe pas une version unique de la réalité.
Bien avant d’être un projet photographique, Port Glasgow a été pensé comme un projet d’art public, au même titre que peuvent l’être les sculptures qui eurissent dans l’espace public de nos villes. Les 8 000 copies du livre ont été distribuées gratuitement à chaque foyer de Port Glasgow. Le livre n’entrera pas dans le circuit classique de diffusion, il ne sera jamais à vendre ; même sa distribution est originale, puisqu’elle a été confiée aux enfants du club de foot local.
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Michael Almereyda , Skinningrove 2013 — 15’’
Dans ce film court, émouvant et intime, le réalisateur Michael Almereyda enregistre le témoignage de Chris Killip, qui nous présente un ensemble inédit de photographies prises dans les années quatre-vingts autour du village isolé de Skinningrove, dans le comté du Yorkshire du Nord.
Ce village caché dans une vallée a la particularité de n’être visible que depuis la mer. Ses habitants subsistent grâce à la proximité des hauts-fourneaux — dont le déclin se fait sentir depuis la n des années soixante-dix dans toute la Grande-Bretagne. Pour nombre d’entre eux, l’activité de pêche au homard vient compléter les revenus tirés de l’industrie sidérurgique ou les faibles aides de l’assurance-chômage. Killip décrit ce village comme indépendant et fièrement hostile à toute présence étrangère, qui traîne derrière lui un certain nombre de rumeurs — ce serait là, paraît-il, que les gens « mangent leurs enfants »… Il lui faudra plusieurs années avant de réussir à se faire accepter parmi eux avec sa chambre photographique grand format.
Dans un dispositif minimaliste, Chris Killip nous parle de ces hommes et de leur fascination pour la mer, de la dureté du quotidien, des bagarres dans les pubs, des amitiés et du destin tragique de certains des protagonistes de ses photographies. Il nous parle également des liens qu’il a tissés avec les personnes photographiées il y a plus de trente ans, et qu’il continue d’entretenir. Ses images lyriques semblent invoquer un temps qui ne serait pas tout à fait le nôtre, un temps intermédiaire, où les hommes auraient un pied dans la modernité des années quatre-vingts, de sa musique et de ses modes vestimentaires, et un autre dans une réalité ancestrale rendue à la force des éléments.
Ce documentaire a gagné un prix du jury au festival de Sundance 2013.