Cette exposition ne représente quantitativement qu’une faible partie de la production photographique de Bohdan Holomicek. Il constitue cependant un témoignage unique et tout à fait singulier sur un fragment de l’histoire de la dissidence tchécoslovaque après l’écrasement du « Printemps de Prague » par les troupes du Pacte de Varsovie au cours de l’été 1968. Figure centrale de ce livre, Václav Havel le dramaturge dissident devenu sans l’avoir réellement souhaité le premier président de la Tchécoslovaquie de l’après communisme est ici photographié pour l’essentiel à Hrádeček, la maison de campagne acquise par Václav et Olga Havel dans une région montagneuse proche de la frontière polonaise. Hrádeček va devenir à partir de 1970 un lieu incontournable de la dissidence. Dans la maison de Václav et Olga et dans celle d’Andrej Krob qui se trouve en vis à vis, se côtoient les femmes et les hommes du monde du théâtre, de l’université, de la musique, de la littérature, de l’art, de la presse qui s’opposent à la normalisation alors en cours en Tchécoslovaquie. Václav, Olga et Andrej organisent régulièrement, dans les granges accolées aux maisons, des représentations théâtrales, des concerts, des soirées où s’échangent se confrontent et s’élaborent les idées qui vont progressivement devenir le socle de la dissidence. Bohdan a rencontré les Havel pour la première fois en 1974 par l’intermédiaire d‘une de ses amies, Jana Hošková, libraire à Trutnov la petite ville proche de Hrádeček. Václav et Olga se rendent chaque jeudi dans cette petite librairie pour acheter et commander des livres et échanger sur la littérature avec la jeune femme qui deviendra très vite une amie du couple. Lors de sa première invitation, Jana sollicitera Bohdan pour l’accompagner à Hrádeček. Dès cette première rencontre, un lien de confiance et de grande liberté dans l’échange s’instaure entre Bohdan, Olga et Václav. Bohdan Holomicek travaille depuis 1971 comme électricien dans une blanchisserie industrielle à Janske Lasne, à quelques kilomètres de Hrádeček. Il est arrivé dans cette région de la Tchécoslovaquie en 1945 à l’âge de deux ans. Sa mère ukrainienne et son père de la communauté de Volhynia, minorité tchèque d’Ukraine, ont été contraints à la fin de la guerre de quitter Sienkiewiczowka en Ukraine pour venir s’installer en Tchécoslovaquie. De 1974 à 1990, et même au-delà, Bohdan Holomicek va entreprendre de documenter par la photographie le quotidien de son ami Václav. C’est une part de ce document qui est ici présenté. Plus que l’admiration que le photographe porte à l’homme de théâtre, il y a entre les deux hommes cette liberté de penser, de résister, de ne pas respecter la règle établie, de transgresser les frontières, et surtout et toujours cette fraternité qui persiste au-delà de leur destin respectif. Du portrait de Václav le dissident à celui d’Havel Président de la République Tchèque, le rapport entre les deux hommes n’a pas changé parce qu’il n’est l’objet d’aucun autre enjeu que celui de l’amitié. Dès sa première visite à Hrádeček, Bohdan Holomicek va installer avec Olga et Václav un rapport photographique direct, simple, sans protocole. Chaque photographie donne à voir, avec une grande liberté formelle, l’atmosphère si particulière qui entoure les évènements grands et petits de la vie à Hrádeček. Il y a Olga, bien sûr, qui jouera pendant ces longues et difficiles années un rôle primordial. Et les portraits de groupe réalisés dans le salon où se retrouve le cercle le plus proche des amis dissidents — dont beaucoup sont des gens de théâtre et des universitaires — jusqu’aux «amis» infiltrés par la police politique et que seule l’ouverture des archives policières après «la révolution de velours» permettra de confondre. Ce qui surprend et peut paraître paradoxal dans ce qui se dégage de ces photographies c’est le sentiment d’une grande liberté de comportements, de paroles, d’attitudes vestimentaires, et le sentiment de retrouver les même ambiances qui règnent dans certains milieux des pays de l’autre côté du « rideau de fer ». Les apparences cependant ne disent pas tout, et afficher son opposition au régime par un style plus proche des campus américains des années 70 que de celui de « l’idéal socialiste » demande un certain courage, car cela implique d’avoir à subir toutes sortes de brimades et de conséquences sur le travail, le logement, sur sa propre liberté et ce, pendant de longues années. Puis 1989, la «révolution de velours», l’effervescence et le cours accéléré de l’histoire jusqu’à l’élection d’Havel à la Présidence de la République. Tout au long de cette période d’une grande intensité, entre la chute du mur de Berlin et l’élection à la Présidence de la République Tchèque du «célèbre dissident», Bohdan Holomicek ne cherche pas à jouer de sa proximité avec son ami pour être au premier rang de la foule des photographes qui se pressent autour de l’homme de théâtre devenu homme politique. Bien au contraire il conserve ce regard à la fois décalé et complice, avec toujours le sentiment que sa liberté vaut plus que les honneurs que son parcours de dissident et sa proximité avec Havel pourraient lui valoir. Il fait ce petit pas de côté pour donner à voir tout ce que cette agitation qui s’exerce autour d’Havel occulte. Il ne cherche pas à être dans l’actualité, même si parfois son écriture photographique si particulière donne à voir l’extrême densité de la période. Sa photographie du balcon de l’hôtel de ville de Trutnov avec ces micros qui font face à la foule restitue avec intelligence et efficacité l’immense attente de ce changement incarné par Havel. Tout au long de ces années, Bohdan Holomicek a mené de front son métier d’électricien, son engagement de dissident et son travail photographique. Ses journées étaient si bien remplies qu’il devait la plupart du temps réaliser le travail de développement des films et de tirage des épreuves la nuit dans le laboratoire installé dans sa cave. Il procédait lui-même à ses tirages sur le papier dokument de la célèbre firme tchèque FOMA, toujours dans un format 21 x 29 cm. Il lui était difficile, compte tenu de son engagement et de celui des personnes représentées sur les photographies prises à Hrádeček, de les présenter dans des espaces d’expositions. La plupart du temps ces photographies étaient directement punaisées sur les murs des deux granges de Hrádeček ou dans les appartements des amis de la dissidence à l’occasion de leurs rencontres. Bohdan réalisait aussi à l’intention de Václav et Olga de petits albums qui retraçaient les évènements marquants de Hrádeček. Ces albums sont aujourd’hui déposés à la bibliothèque consacrée à l’œuvre de Václav Havel. C’est l’esprit de ces albums que nous avons souhaité retrouver dans cette exposition.
Exposition accompagnée de la parution du live Svitani aux éditions Filigranes — collection GwinZegal