Nina Ferrer-Gleize à Saint-Servais
Résidence
July 23, 2022

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Atelier et veillée
le samedi 23 juillet
à 15h à Saint Servais

Nina Ferrer-Gleize à Saint-Servais - © Le Centre d'art GwinZegal

Nina Ferrer-Gleize est en ce moment en résidence au village de Saint-Servais, à quelques kilomètres de Guingamp. Elle y développe un travail artistique autour de la vie agricole de la région, l’histoire des lieux et les traditions populaires.
Pour restituer et suivre ses recherches, elle vous propose de recevoir une newsletter intitulée Feuilles volantes dont vous trouverez le premier numéro ci-après. Abonnez-vous en envoyant un mail à ici.

Dans le cadre de cette résidence, rendez-vous samedi 23 juillet à Saint-Servais à l’aire de jeux/​jardin partagé près de la salle des Mégalithes à Saint-Servais (22 160) :

De 15 h à 17 h : atelier famille
Après-midi autour des outils et pratiques anciennes et actuelles de l’agriculture : à partir d’outils et autres objets, un atelier photographique sera proposé. Les participants pourront se mettre en scène en activant les objets, en reproduisant des gestes.
À partir de 19 h : veillée
Rencontre autour des outils (ou des photos d’outils) agricoles utilisés dans nos campagnes, dans le but de réaliser un inventaire collectif de tous ces objets.

Nina Ferrer-Gleize à Saint-Servais - © Le Centre d'art GwinZegal
Nina Ferrer-Gleize à Saint-Servais - © Le Centre d'art GwinZegal

Feuille volante #1, 18 juillet 2022

Bonjour à toutes et tous,

J’entame ces jours-ci une résidence de création autour de la commune de Saint-Servais, dans les Côtes d’Armor. J’y passe quelques semaines cet été, et quelques semaines à l’automne.
Saint-Servais est un village de Centre-Bretagne, à une vingtaine de kilomètres de Guingamp. L’activité y est principalement agricole, et compte aujourd’hui majoritairement des élevages laitiers et avicoles. Les maisons d’habitation sont souvent d’anciennes fermes, portant le nom de « convenant », un type de contrat de métayage spécifique à la Bretagne jusque dans les années 1950.

C’est dans le village voisin, Saint-Nicodème, qu’a été créée en 1983 Radio Kreiz Breizh, radio d’information associative bilingue, où sont diffusées, par l’oralité propre à la radio, informations, enquêtes, évènements de la commune.

À Saint-Servais vivent Gwenola et Christophe, qui m’initient depuis quelques jours à la chanson et aux textes populaires bretons. Je m’intéresse aux gwerzioù, des chants proches des complaintes, transmis oralement de génération en génération, qui racontent des anecdotes, des récits souvent très détaillés, revenant par exemple sur des faits divers locaux ou des histoires ou rumeurs collectives qui en deviennent presque des mythes. C’était d’une certaine façon un autre média d’information locale.

Dans ces quelques villages donc, les événements se content, se racontent et se transmettent, oralement. Ce n’est qu’ensuite qu’ils deviennent des écrits, des enquêtes et articles de presse pour les uns, des recueils de chants retranscrits et traduits pour les autres.

Parmi ces voix qui parlent et chantent, la vie agricole se poursuit, parfois confinée au silence et au mutisme.

Ces prochains temps, je vais donc partir à la rencontre de ce territoire et de ces habitants, en cherchant à tisser des liens entre les traditions populaires, l’histoire du travail paysan, et le présent de ces chants, de cette langue et de l’agriculture. Je raconterai tout cela à travers l’envoi de cette newsletter. Ce sera les Feuilles volantes, pour reprendre le nom des feuilles de papier sur lesquelles pouvaient être imprimés ces chants bretons, entre le 18e siècle et les années 1950, pour être vendues ensuite.

Enfin, pour celles et ceux qui seraient dans les parages : ce samedi 23 juillet aura lieu à Saint-Servais une après-midi d’atelier photographique qui aura pour thème les outils agricoles et leurs usages. L’atelier sera suivi d’une veillée au cours de laquelle je présenterai mon travail, où nous échangerons sur l’histoire du village, et où peut-être, nous chanterons !

Rendez-vous samedi 23 juillet de 15 h à 17 h, puis à partir de 19 h, à l’aire de jeux/​jardin partagé près de la salle des Mégalithes à Saint-Servais (22 160).

À bientôt,

Nina


Feuille volante #2, 26 juillet 2022

  1. Sur les conseils de Christophe, je regarde lundi le film Qui a tué Louis Le Ravallec ? réalisé par Philippe Guilloux en 2013. Le documentaire revient sur le parcours de l’ethnologue et musicologue Donatien Laurent, qui a passé sa vie à collecter et analyser la culture bretonne orale et chantée. Il figure parmi les premiers chercheurs à établir une connexion entre les paroles des gwerzioù, longtemps demeurées sources orales, et les archives écrites des procédures administratives et judiciaires. Remettant en question le principe selon lequel la source orale serait caduque et peu fiable, Donatien Laurent s’en empare au contraire pour venir étayer et préciser certains faits historiques. C’est ce qu’il se passe pour l’affaire Louis Le Ravallec, jeune paysan retrouvé mort en 1732 au Faouët, village de Centre Bretagne. Après cinq ans d’enquête, l’affaire est classée sans être élucidée. L’histoire devient une gwerz, dans laquelle on raconte assez précisément qu’il s’agirait d’un meurtre. Plus de deux siècles plus tard, Donatien Laurent rouvre d’une certaine façon l’enquête. Menant une grande campagne de collecte sur le territoire concerné, il confronte plusieurs versions du chant avec les minutes du procès, conservées aux archives départementales. Il recoupe les identités des personnes impliquées dans l’affaire, et parvient à prouver que Louis Le Ravallec a en fait été poignardé, et le meurtre étouffé par un juge corrompu.
    Pour Donatien Laurent, sources orales et sources écrites sont complémentaires. Les fonctions de la parole et du texte n’étant pas les mêmes, ce qu’on raconte, ce qu’on écrit, puis ce qu’on entend et ce qu’on lit deviennent en quelque sorte les couches multiples d’une même histoire, d’une même époque. À cela s’ajoute la variété des formes d’expression, la langue utilisée, les modes de diffusion. Les chansons ne sont pas confinées à la fiction, au même titre que les archives judiciaires ne sont pas toujours garantes du fait et de la preuve.
Nina Ferrer-Gleize à Saint-Servais - © Le Centre d'art GwinZegal
Nina Ferrer-Gleize à Saint-Servais - © Le Centre d'art GwinZegal
  1. Mardi, je rencontre Iwan, qui est pareur bovin sur le territoire de Saint-Servais et alentour. Son métier consiste à prendre soin des pieds et sabots des vaches, pour leur éviter au maximum des risques de boiteries et prévenir les accidents du sol, notamment sur les surfaces bétonnées des étables modernes : celles-ci n’amortissent pas le poids des vaches comme peut le faire la terre, plus meuble. Les pattes grêles des vaches se retrouvent alors bien seules pour porter tout le poids du corps. Pour protéger certaines blessures et permettre leur cicatrisation, le pareur doit parfois coller une cale en bois sous une partie du sabot, permettant d’empêcher que l’autre partie, abîmée, ne soit en contact direct avec le sol. L’objectif final est toujours de retrouver un sabot bien plan, afin d’éviter les déséquilibres.
    Les pareurs font partie de la catégorie de travailleurs qu’on pourrait qualifier d’« itinérants agricoles » : ceux dont les professions les font passer d’exploitation en exploitation, couvrant ainsi de grands morceaux de territoire, entrant dans toutes les fermes, petites ou grandes, conventionnelles ou biologiques, etc. Dans cette catégorie, on compte aussi, par exemple, le vétérinaire, le remplaçant, l’inséminateur, le collecteur laitier (fait-on des collectes de lait comme on fait des collectes de chants dans les campagnes bretonnes ?), le contrôleur laitier, l’inspecteur sanitaire, le tondeur de moutons, les livreurs, les commerciaux en tous genres. Leur métier comprend le temps passé sur les routes, une sorte de nomadisme professionnel dédié à l’agriculture. Iwan me montre ses outils, bien rangés et organisés dans le coffre de sa voiture, à laquelle il attèle sa cage de parage.
    Beaucoup de métiers itinérants ont aujourd’hui disparu des villes et des campagnes : la lavandière, le tailleur, la couturière, le chiffonnier… mais aussi le colporteur et le ou la marchande de complaintes, grâce auxquels on avait accès aux images populaires et aux feuilles volantes.
Nina Ferrer-Gleize à Saint-Servais - © Le Centre d'art GwinZegal
  1. À Penvénan mercredi, un spectacle de Marthe Vassalo, chercheuse et chanteuse bretonnante. Elle y raconte l’histoire de Marivon Vraz (« Maryvonne la grande »), ouvrière et paysanne ayant vécu de 1841 à 1922 à Port Blanc, Penvénan. Conteuse et chanteuse, ses chansons ont été notamment collectées par Anatole Le Braz. Marthe Vassalo se plonge dans les carnets de cet écrivain et dans les archives d’état civil pour retracer la trajectoire de cette femme. Elle s’empare littéralement de ces documents, puisque ceux-ci sont imprimés sur de grands morceaux de tissus, qu’elle sort chiffonnés d’un sac posé sur scène, avant de les étendre au-devant d’elles, puis d’aller les accrocher à l’arrière. Tout au long du spectacle, les actes de naissance, de mariage flottent au vent, grandes feuilles volantes.
Nina Ferrer-Gleize à Saint-Servais - © Le Centre d'art GwinZegal
  1. Jeudi, je me rends chez Julie, qui a un élevage de poules pondeuses à Saint-Servais. Juliette, une agricultrice voisine, éleveuse de brebis, m’accompagne. Julie va la former rapidement aux quelques travaux de base : s’occuper des poules, trier et stocker les œufs, pour qu’elle puisse éventuellement venir l’aider sur le pouce, si nécessaire. Ensemble, nous trions les œufs du jour et les rangeons dans les alvéoles. Cela dure plusieurs heures au cours desquelles nous discutons, rythmée par les conversations agitées des poules tout près de nous. Il s’en raconte, il s’en chante, quand on travaille à plusieurs. Julie nous explique qu’elle est en pleine réflexion concernant la façon d’estampiller elle-même ses œufs de leur code traçabilité (pour l’instant, c’est l’entreprise qui les achète qui s’en occupe). Je fais ensuite quelques recherches : les machines pour ce faire sont des imprimantes jet d’encre.

  2. Jeudi toujours, je vais voir l’exposition de photographies actuellement visible dans la salle des Mégalithes, salle des fêtes de la commune de Saint-Servais. Il s’agit de photographies datant du début du XXe siècle, dont la plupart ont été éditées par Joniaux, sous forme de cartes postales dans les années 1910–1920. Un habitant de Saint-Servais, féru de généalogie, est parvenu à identifier des familles locales. Là où, sur les cartes postales, l’intention est de « typiser » le paysan de Centre Bretagne : ses costumes, ses traditions, ses activités, ici il s’agit presque du chemin inverse. On remet des noms, des prénoms, des adresses sur les visages anonymisés présents sur les images. Les cartes postales redeviennent des photographies, les « types » redeviennent des individus, et l’identité particulière d’une commune se dessine. Une photographie m’intrigue, sur laquelle on voit un homme assis, non identifié, vêtu des habits du dimanche mais chaussé de sabots de bois. Son visage rappelle celui de Victor Hugo, et ses jambes sont presque entièrement couvertes, comme d’un petit drap, d’une page d’un journal local.

Nina Ferrer-Gleize à Saint-Servais - © Le Centre d'art GwinZegal
  1. Vendredi, je jette un œil aux archives conservées à la mairie de Saint-Servais. Il s’agit notamment des délibérations du conseil municipal, depuis 1870. On y lit entre les lignes la vie du village : registre des correspondances, les demandes de secours et compensations financières pour la perte de bestiaux, les déclarations de pose de pièges, etc. Au fil des années, on retrouve régulièrement un arrêté, commun à toutes les villes et villages, qui « interdit aux nomades forains voyageant isolément ou en bande, avec véhicules quelconques ou animaux de charge, de stationner sur le territoire de la commune en dehors des points fixés ci-après ». Les itinérant·es agricoles, aux marchand·es ambulants, aux colporteurs et vendeur·ses de complaintes étaient concerné·es par ces arrêtés. Leur présence, perpétuellement mobile, est fixée dans les communes par ces textes. 
Nina Ferrer-Gleize à Saint-Servais - © Le Centre d'art GwinZegal
Nina Ferrer-Gleize à Saint-Servais - © Le Centre d'art GwinZegal
Nina Ferrer-Gleize à Saint-Servais - © Le Centre d'art GwinZegal
Nina Ferrer-Gleize à Saint-Servais - © Le Centre d'art GwinZegal
  1. Samedi, c’est la veillée. L’après-midi, nous suspendons un drap blanc aux branches d’un des pommiers du jardin partagé de Saint-Servais. Plusieurs habitant·es ont prêté quelques outils et avec les enfants, nous faisons des photos en essayant de reproduire des images représentant des paysans au travail. Le soir, nous sommes une dizaine à nous réunir pour échanger autour des gestes et des outils du travail, de leur évolution dans le temps. Le coupe-gousil, les serpes et faucilles, le râteau, la houe, ou encore la faux, que l’Ankou (la faucheuse) porte la lame à l’envers et dont les chouans avaient redressé la lame pour en faire une arme. Nous parlons des chansons entonnées pour garder le rythme dans les champs, des kan-ha-diskan, chants en duo qu’on lance pour s’interpeller au loin, quand on garde les vaches à plusieurs. Puis nous mangeons un morceau, et Christophe et Jean-Pierre, puis Gwenola et Tinaig chantent en couple en se tenant par le bras, pendant que nous dansons. Nos pieds frappent le sol. J’apprends qu’il existe une danse bretonne appelée plinn, dansée dans certains endroits de Bretagne, comme la gavotte ailleurs, le soir après avoir passé la journée à arracher les pommes de terre, pour aplanir l’aire, le sol des maisons et des hangars. Je pense aux sabots des vaches sur le béton des étables.

    Grand merci à Gwenola, Christophe (Krismenn), Tenaig, Saig, Iwan, Juliette, Baptiste, Julie, les deux Jean-Pierre pour leur aide et leur participation au cours des différents moments de cette semaine, ainsi que toutes les personnes qui ont pris part à la veillée de samedi. Merci également à la mairesse de Saint-Servais et au centre d’art GwinZegal pour leur soutien.

Le film de Philippe Guilloux, Qui a tué Louis Le Ravallec ? est accessible via ce lien : https://​vimeo​.com/​3​8​1​4​40887. Production Carrément à l’Ouest, Tébéo, Tébésud, TVR, 2013.


Feuille volante #3, 12 août 2022

  1. Lundi, Tinaig m’emmène découvrir la forêt et nous marchons parmi les arbres et les roches moussues. En fin de journée, je découvre la Dent de Saint-Servais, imposant menhir de 8 mètres de haut. Selon Tinaig, qui a 11 ans et qui connaît la forêt comme sa poche, un trésor est caché dessous. Nous tentons de l’enserrer de nos bras. Sur de vieilles photos, on voit le même menhir comme nu, dans un champ, il y a une centaine d’années, avant que la forêt ne reprenne le dessus.

    Nina Ferrer-Gleize à Saint-Servais - © Le Centre d'art GwinZegal
  1. Mardi, je me rends à la chapelle de Burthulet, où le diable est paraît-il mort de froid. La chapelle, construite sur une butte, serait en effet particulièrement exposée au vent glacial. Je ne sais pas si c’est à cause de cette histoire, ou parce qu’il n’y a pas âme qui vive, ou encore parce que la chapelle est entourée de pierres tombales, mais l’ambiance est plutôt chargée. La chapelle est fermée, aussi je ne peux pas voir les sablières qu’on m’a décrites, sur lesquelles des scènes paillardes et le diable sont gravés. Je lis les journaux locaux, assise sur un muret, puis observe les vieilles pierres. À côté de la chapelle, un calvaire : je remarque qu’on a glissé entre les pierres de fines plaques d’ardoise. Je pense aux tables bancales qu’on stabilise avec des bouts de papiers pliés.

    Nina Ferrer-Gleize à Saint-Servais - © Le Centre d'art GwinZegal
  1. Mercredi, je me rends dans une ferme avec Iwan, le pareur. À l’aller, on s’arrête quelques minutes devant une petite chapelle, où se trouve un très beau pont gallo-romain recouvert de végétation. C’est souvent là qu’Iwan s’arrête pour déjeuner entre deux « chantiers » — nom donné à ses visites dans les fermes.
    Quinze vaches laitières l’attendent sur place. Iwan dételle sa cage, la tire et l’installe devant l’étable, de façon à créer une sorte de couloir de contention avec les barrières. Une à une, elles s’avancent, encouragées par l’agriculteur qui donne des indications sur les éventuelles boiteries ou douleurs qu’il a pu remarquer. Iwan observe la façon dont la vache se déplace pour entrer dans la cage. Il travaille toujours par paire : s’il soigne le sabot de la patte arrière droite, il doit aussi toucher au sabot de la patte arrière gauche, pour équilibrer.
    Comme la table, comme le calvaire, il faut que la vache soit à niveau, les quatre pieds bien stables sur le sol. D’ailleurs, Iwan est parfois obligé de coller sous le sabot une cale en bois, dont je parlais la dernière fois.
    Pour parer et affuter le sabot, Iwan utilise une meuleuse électrique et une rénette : une petite lame recourbée, montée sur un manche. La corne s’envole par copeaux, fins comme du papier à cigarettes.
    Iwan m’explique patiemment ses observations et ses gestes. Sa cage est parfaitement équipée pour lui permettre de travailler partout, tant qu’il peut la raccorder à l’électricité. Chaque outil y a sa place. C’est impressionnant de le voir la déplacer, entraîner les roues pour la faire avancer, manœuvrer avec tout son corps pour l’orienter avant de la fixer à un endroit, ou ensuite pour l’atteler à nouveau. Il y a un certain parallèle avec la façon dont l’agriculteur appréhende les vaches pour les faire avancer, bougeant avec elles, en rythme.
    Au retour, nous repassons devant la chapelle, où l’on aperçoit une cage similaire à celle d’Iwan stationnée — c’est celle d’un autre pareur, assis sur un muret en train de déjeuner.

    Nina Ferrer-Gleize à Saint-Servais - © Le Centre d'art GwinZegal
    Nina Ferrer-Gleize à Saint-Servais - © Le Centre d'art GwinZegal
  1. L’après-midi, je vais voir les gorges de Corong, chaos rocheux situé entre Saint-Nicodème, Duault et Locarn. Tout près de Saint-Servais donc, car jusqu’en 1870, Duaut et Saint-Servais étaient une seule et même commune. D’immenses rochers à perte de vue, un champ ou une mer de cailloux. Au-dessous, on entend la rivière qui s’écoule, sans jamais la voir. On dirait que quelqu’un a retiré une cale quelque part justement, et que tous les rochers ont dévalé.
    Une légende raconte qu’il s’agirait de l’œuvre d’un géant nommé Boudédé : alors qu’il marchait sur un chemin escarpé, ses sabots se seraient remplis de graviers. Il les aurait vidés de rage au-dessus de la rivière, pleurant sur ses pieds blessés, et les pierres se seraient amoncelées.
    Le matin même, Iwan me montrait comment des cailloux pouvaient se coincer dans la corne des sabots, l’empêchant de pousser correctement et créant des blessures profondes.

  2. Jeudi, Tinaig me montre un livre de cartes postales bretonnes anciennes, dans lequel je trouve deux images accompagnées de la légende suivante : « Point besoin d’écrit, un contrat oral suffit. […] Les foires attiraient en foule les paysans de tous les environs. Marchands de bestiaux et fermiers y négociaient l’achat ou la vente de leurs bestiaux selon un rituel. L’acheteur frappait d’un geste large la paume tendue du vendeur avant d’aller sceller l’acte par des libations à l’auberge la plus proche ». Je regarde l’espace formé entre les mains tendues à plat dans l’air. C’est étrange d’avoir demandé à ces hommes de marquer la pose à ce moment-là, et pas quand les deux mains se touchent. Comme si, jusqu’au bout, l’accord, le pacte se refusait à être fixé : que ce soit sur le papier ou par l’image photographique. Pas de trace, pas de preuve des mains frappées. Ce qui reste, c’est dans l’air : les histoires et les contrats qu’on raconte ou qu’on dit avoir entendu ; les mains flottant au-dessus l’une de l’autre.

    Cartes postales bretonnes (détails), in Marie-France Motrot, Bretagne, Images d’autrefois, Jean-Pierre Gyss éditeur, Strasbourg. - © Le Centre d'art GwinZegal

    Cartes postales bretonnes (détails), in Marie-France Motrot, Bretagne, Images d’autrefois, Jean-Pierre Gyss éditeur, Strasbourg.

  1. Des choses s’écrivent et s’impriment, pourtant. À quelques kilomètres de Saint-Servais, on trouvait aux XIXe siècle et début du XXe des imprimeurs importants (Lédan, Le Goffic, à Lannion et Morlaix), mais également des papeteries et moulins à papiers. Par exemple, le site des papeteries Vallée, sur la commune de Plouvenez-Moëdec. L’usine a été en activité de 1855 à 1964 — mais en 1956, l’usine cesse la production de papier journal pour se consacrer au papier sulfurisé et au papier buvard. Comme partout, le papier était fabriqué à partir de textile collecté par les chiffonniers de la région. Les morceaux de tissus provenaient-ils de draps et autres toiles tissés dans le coin, à partir du lin et du chanvre cultivés ?

  2. Je regarde un documentaire réalisé par Sébastien Le Guillou sur la pratique du fest-noz : Une nuit en Bretagne (2016). Le film s’ouvre sur des plans où l’on voit deux femmes coller des affiches annonçant différentes soirées. Leurs mains déroulent et aplanissent les grandes feuilles de papiers, les imbibent de colle.

  1. Jeudi toujours, je tombe au gré de mes recherches sur des photographies d’archive des manifestations paysannes qui ont eu lieu dans plusieurs villes bretonnes en 1967, notamment à Redon (Ille-et-Vilaine) le 26 juin. Ce sont principalement des éleveurs, qui revendiquent de meilleures conditions de travail, et dénoncent l’écart qui se creuse entre le prix du lait et de la viande, et les revenus croissants des producteurs céréaliers. Cette manifestation a rassemblé entre 10 et 15 000 paysans de l’ouest de la France, et a été marquée par de vives altercations avec les forces de l’ordre. Sur les photographies, on voit les pancartes arborées par les manifestants. Les grands rectangles blancs couverts de slogans font comme des découpes dans le paysage, des espaces où dire les choses : je crois voir, au-dessus et au-dessous, les mains des paysans du siècle dernier, prête à taper dans l’autre paume pour se mettre d’accord.
  1. Vendredi, je rends visite à Jean-Pierre, agriculteur retraité, qui avait un élevage de vaches et de chevaux de traie. Dans la grange, dans la crèche, dans la remise, dans le garage de Jean-Pierre, on trouve des dizaines et des dizaines d’outils, des manches faits maison avec des branches coupées dans les champs, des cornes de vaches, et partout des piles de journaux, soigneusement pliés et conservés, ficelés par paquets.
    De quoi en caler, des tables et des pierres.

Feuilles volantes est une publication envoyée par mail dans le cadre d’une résidence artistique menée au village de Saint-Servais, dans les Côtes-d’Armor, en partenariat avec le centre d’art GwinZegal (Guingamp) et grâce au soutien de la DRAC Bretagne et de la région Bretagne dans le cadre du dispositif Résidence en territoire”.
Elle rassemble de façon fragmentaire les notes, les marges, les notes de bas de page du travail de recherche que j’y mène.

N’hésitez pas à partager cette lettre autour de vous ou à y répondre !

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