Dans une fente, entre deux pierres, près d’un rail d’autoroute, à l’ombre d’une décharge ou d’un réverbère, dans un coin de forêt, elle se dresse vers le haut, là où d’autres voudraient se coucher et faner en silence. Sans apparat excessif, elle croit à la hâte, ses racines travaillent vers le bas, sa tige se tend vers la lumière. Elle vit à la jonction de deux mondes. Elle fait peu de cas de n’être pas désirée, elle pousse, non sans intention, mais sans conscience apparente. Sa manière d’être au monde, c’est de résister, d’être là, régie comme nous par des lois qui nous dépassent et dont aucun vivant ne saurait être exempté. Concrétisant l’intuition darwinienne, elle s’adapte, mieux que d’autres peut-être, son existence en dépend. La rhétorique qui s’y attelle la crispe dans une représentation négative, on la dit invasive, exotique ou mauvaise, mais qui sommes-nous pour la qualifier ainsi ? La nomenclature aussi se veut imagée : arbre des dieux, herbe du diable, trompette des anges, trèfle des mouches, herbe à poux. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », nous disait Camus… Yann Mingard, dont les recherches photographiques prennent leur source dans l’anthropocène et ses représentations, les observe d’un œil plus obligeant et leur confère un autre état de conscience : elles sont indociles, voyageuses. Elles ne sont finalement pas plus exotiques ou indigènes que d’autres − les chênes ou les tomates, avant de devenir les icônes d’une identité européenne, ont eux aussi traversé des océans et des frontières, portés par les oiseaux, le vent ou les hommes. Si certains considèrent ces plantes comme l’une des principales causes de l’effondrement de la biodiversité, elles ont la spécificité de s’accommoder des sols pollués par les métaux lourds et de pouvoir assimiler en grande quantité l’arsenic, le baryum, le chrome ou le cadmium, qui sont autant de sédiments des fruits du capitalisme, de la modernité industrielle et des activités anthropiques. Elles survivent où d’autres crèvent. Où cette modernité consomme de l’oxygène, les végétaux en produisent − du souffle − et à l’idée que la nature serait quelque chose d’originaire et de statique, ils opposent leur résilience. La nature n’est pas de l’ordre du préalable : natura signifie d’ailleurs « ce qui va s’engendrer » et porte jusque dans son étymologie la force d’un devenir qui s’écrit. Étrange dichotomie : de ces métaux dont nous fabriquons des munitions, des circuits électroniques, des serveurs, les plantes synthétisent l’oxygène nécessaire à la vie. Au-delà de l’inquiétude véhiculée par cet herbier et ces paysages dépigmentés, faits du tissu dense de la matière bruissante des sous-bois, Yann Mingard refuse la tentation de la désolation et envisage le monde à la manière d’un archéologue, par les traces et les cicatrices inscrites sur le paysage qui nous renvoie autant à la dislocation d’une humanité cannibale qu’à la possibilité d’un futur qui se réinvente.
Textes de Urs Stahel et Jérôme Sother