Les photographies de Bertien van Manen (1935−2024) ne tiennent ni du journal intime, ni de l’album de famille. Si certains codes visuels peuvent y faire penser, elles ne répondent à aucun de leurs prérequis. Il n’est question ni d’elle, ni de rituels, d’événements ou de mises en scènes planifiées. Elles ne correspondent pas non plus aux canons du spectaculaire et aux lieux communs du photojournalisme ; les événements historiques ou politiques sont bien absents du centre de l’image. Son oeuvre pourrait se définir comme une chronique intime et subjective de la vie des gens ordinaires, qui, ballottés par les vents d’une histoire qui s’écrit sans eux et parfois les dépasse ou les écrase, tentent de s’en sortir du mieux qu’ils peuvent — et c’est souvent bien plus héroïque qu’on ne le croit. Le hasard d’un autoportrait nous montre la photographe, une femme audacieuse, les cheveux en bataille, manches retroussées : on l’imagine libre, forte, rebelle et tenace. Une éphémère carrière de mannequin conduit Bertien van Manen à passer de l’autre côté de l’objectif pour commencer une vie de photographe de magazine. Elle montre vite cependant une acuité sociale et un engagement en réalisant plusieurs reportages sur des femmes migrantes, turques, marocaines, yougoslaves… venues aux Pays-Bas pour travailler et échapper au déterminisme de leur condition. C’est en feuilletant Les Américains (1958), livre de Robert Frank, que Bertien van Manen aura le déclic de la photographie qu’elle veut réellement faire et du monde qu’elle souhaite raconter. C’est dans cette distance et cette proximité qu’elle souhaite désormais s’inscrire. Elle ne cherchera plus à illustrer le monde, mais à le vivre en étant au plus proche des êtres et des choses, des communautés qui la fascinent. Fille d’un ingénieur des mines de charbon des Pays-Bas, elle part en 1985 aux États-Unis, dans les Appalaches, à la recherche de femmes travaillant dans les mines. Ces travailleuses du charbon vivent dans des petites maisons, ou parfois entassées dans des caravanes, des mobil-homes ou des constructions improvisées dans les bois. La photographe délaisse son matériel photographique professionnel pour arborer un petit appareil 35 mm d’amateur. Adieu les commandes de mode ou de magazine, c’est dans une autre temporalité qu’elle accède à une intimité intense et sans artifice, qui lui fera partager la vie de cette communauté pendant plus de trente ans, lors de multiples séjours. Jamais cyniques, ses images oscillent entre beauté et chaos, on peut y suivre sur plusieurs générations la vie quotidienne de ces familles dans leurs difficultés et dans leurs rires. Elle y façonne un style documentaire et subjectif
qu’elle exprimera pleinement par le livre plus que par l’exposition. Elle gardera aussi de l’ouvrage de Robert Frank la soif insatiable du voyage et des rencontres, qui ne cesseront d’alimenter son existence. « Je ne dors nulle part aussi profondément que lorsque je voyage, dans un lit anonyme, dans un endroit étrange, me réveillant sans savoir où je suis, pensant que personne d’autre ne le sait non plus », peut-on lire dans les pages de son journal. Ce n’est sans doute pas un hasard si le lit, comme élément de mobilier, apparaît de manière récurrente dans son oeuvre. C’est le lieu le plus privé, où l’intimité se déploie dans le sommeil, les rêves ou les étreintes. Bertien van Manen sera l’une des premières à se glisser derrière le rideau de fer pour documenter la vie post-soviétique en Russie, Moldavie, au Kazakhstan, en Ouzbékistan et en Ukraine, lors de dizaines de voyages entre 1991 et 2009. Elle n’est pas une photographe de rue, les relations qu’elle tisse sont plus intimes : c’est à l’intérieur des appartements, de leurs cuisines, salons et chambres à coucher, qu’elle nous emmène, tard dans la nuit ou tôt le matin.
« Je dois aimer les personnes que je photographie. Je dois ressentir une attirance, une fascination », confesse la photographe. C’est avec le même appétit des autres qu’elle tentera, au tournant des années 2000, de faire le portrait d’une société encore plus opaque : en Chine, où la sphère privée et l’individu ont été rendus suspects par la Révolution culturelle et soixante-dix ans de communisme.
Cette exposition nous fait découvrir pour la première fois en France une artiste profondément féministe et engagée. Quatre séries photographiques majeures y sont regroupées : aux Pays-Bas, aux États-Unis, en ex-URSS et en Chine. Cette oeuvre fait surgir une réflexion sensible, au-delà des réalités politiques, sur ce qui relie les individus et les sociétés plutôt que ce qui les sépare. Spectacle de vies ordinaires et humbles, la photographie de Bertien van Manen, loin du sensationnalisme et des récits dominants, construit une oeuvre documentaire singulière, portée par une empathie de tous les instants.
Exposition présentée du 27 juin au 12 octobre 2025
Ouvert du mercredi au dimanche, de 14 h à 18 h 30
Entrée libre — Fermé les jours fériés
Horaires d’été du 27 juin au 31 août
Ouvert tous les jours, du lundi au dimanche, de 14 h à 18 h30
Ouvert le 15 août
En dehors de ces horaires, des visites gratuites sont organisées pour les groupes en contactant au préalable le centre d’art GwinZegal.
Tél. 02 96 44 27 78 /mail : info@gwinzegal.com
Le Centre d’art GwinZegal est aménagé pour accueillir tous les visiteurs et se mobilise pour rendre les œuvres accessibles à tous. Nous proposons des espaces, des outils et des médiations adaptés aux personnes en situation de handicap afin de leur garantir la meilleure expérience de visite possible.